Histoire de la couleur bleue
Symbole de malheur et de deuil dans l'Antiquité, le bleu est devenu depuis la fin du XIIe siècle l'apanage de la Vierge et des rois, puis l'attribut de toutes les valeurs positives. Comment et pourquoi? Rencontre avec l'historien des couleurs, Michel Pastoureau.
Quelque part au fond du sombre XIIe siècle, un miracle s'est produit. Pas une intervention divine, juste une intercession de la Vierge. Le bleu, une couleur qui n'existait pour ainsi dire pas, qu'on n'avait jamais vue, ni sur les parois de Lascaux, ni sur les robes des femmes, une couleur qui n'avait même pas de nom en latin, le bleu donc, tout à coup se retrouve partout. Sur les manteaux des princes, les vitraux des cathédrales et les enluminures des manuscrits. Peut-on expliquer un miracle? «L'histoire du bleu pose un véritable problème historique: pour les peuples de l'Antiquité, cette couleur compte peu(...)elle est même désagréable et dévalorisante(...) Or, aujourd'hui, le bleu est de loin la couleur préférée de tous les Européens. Il y a donc eu au fil des siècles un renversement complet des valeurs», explique Michel Pastoureau, historien des couleurs et des codes sociaux.
C'est pour expliquer ce renversement qu'il a écrit Bleu, histoire d'une couleur. Un livre où l'on découvre que ce qui nous paraissait évident, universel et éternel n'est rien de tout cela, où l'on déchiffre le code des couleurs, alors qu'on n'avait même pas réalisé qu'il y avait un code, et où l'on apprend qu'«une couleur ne vient jamais seule». L'historien nous embarque dans son enquête, à la recherche du détonateur qui a fait exploser le bleu dans la palette de la société occidentale. Un travail sur la chimie des pigments, le lexique, les vêtements et les mentalités, où il mêle délicieusement érudition et légèreté.
C'est étonnant de voir comment, dès le paléolithique supérieur, le filtre se met en place. Les premières peintures pariétales? «Des rouges, des noirs, des bruns, des ocres de toutes les nuances», mais ni bleu, ni vert, à peine un peu de blanc. Pareil au néolithique: l'agriculteur débutant commence à teindre ses vêtements. Essentiellement en rouge.
Etonnant aussi de découvrir que le bleu est une couleur «largement présente dans la nature», mais, explique Pastoureau, elle a été maîtrisée tard. Trop tard. Du coup, elle se retrouve exclue d'un système qui fonctionne parfaitement sans elle. A côté des trois couleurs de base des sociétés anciennes (rouge, noir, blanc), «sa dimension symbolique était trop faible pour signifier ou transmettre des idées, pour susciter des émotions» ou pour classer, alors que «cette fonction classificatoire est la première des fonctions de la couleur dans toute société».
A Rome par exemple, on se sert peu du bleu dans la vie quotidienne et pas du tout dans le monde des symboles. Les Romains lui sont «au mieux indifférents, au pire hostiles». Personne ne s'habille en bleu. C'est la couleur de la mort et du deuil, la couleur des Barbares. «Les femmes des Bretons se peignent le corps en bleu foncé pour se livrer à des rituels orgiaques», assure Pline. En même temps, bizarrement, la notion de bleu existe tellement peu qu'il n'y a pas de mot pour la nommer. Ce qui obligera, plus tard, les langues romanes à emprunter le bleu au germanique blau, et l'azur à l'arabe lazaward.
Le Haut Moyen Age prend la suite sans grand changement. On teint en bleu avec des plantes, la guède européenne ou l'indigo d'Orient. Mais essentiellement les étoffes grossières des paysans, dans des tons délavés et grisâtres, qui ne méritent pas vraiment le nom de couleur. Rien à voir avec les nuances éblouissantes que les teinturiers savent donner aux rouges. A la fin du XIIe siècle, le changement de décor est brutal. En moins de 30 ans, le bleu est partout. Pour en arriver là, il a fallu rien moins qu'un bouleversement religieux. Pour la nouvelle théologie, Dieu est lumière. Donc tout s'éclaircit: on cherche des couleurs vives, on fabrique des bleus lumineux, ce qu'on n'avait jamais fait avant. Et la Vierge? Son manteau était sombre, en signe de deuil. Le voilà clair, bleu clair. Et voilà la Vierge qui «assure la promotion de ce nouveau bleu et l'étend rapidement à tous les domaines de la création artistique».
Qu'en reste-t-il en l'an 2023?. Depuis 1914, sans exception, toutes les enquêtes en Europe et aux Etats-Unis citent le bleu comme couleur préférée, suivie par le vert, puis le blanc et le rouge. Mais le bleu a tellement tout envahi qu'il finit par ne plus rien signifier. C'est une couleur neutre, consensuelle, qui ne fait pas de vagues... utilisée par toutes les organisations internationales: ONU, Unesco, Union européenne. «Le bleu est devenu la plus pacifique, la plus neutre de toutes les couleurs. Même le blanc ne semble posséder une force symbolique plus grande.» Sans compter que le bleu est aussi devenu la couleur du froid, «froid comme nos sociétés occidentales contemporaines dont le bleu est à la fois l'emblème, le symbole et la couleur préférée».
Relief Éponge bleu Yves Klein 1958